Cercle de prospective et de conseil, Human & Co étudie les évolutions et ruptures qui impactent les organisations et la façon dont celles-ci – entreprises, association, institutions etc. – se transforment pour s’y adapter et si possible en tirer profit. Cela l’a conduit à s’intéresser de près à la postmodernité, aux mouvements d’accélération et d’émancipation qui la caractérisent, et au phénomène de la transformation permanente des organisations qui en est une expression.
Cette réflexion et la naissance même de Human & Co trouvent son origine dans une expérience. Celle de la transformation d’une des plus grandes entreprises française et européenne, La Poste, et de la crise sociale que cette transformation a engendrée dans les années 2010. De cette expérience est née une « lecture » de la transformation de la société et des organisations qui mobilise conjointement l’économie et la sociologie. Ce double regard constitue le parti-pris et le guide des travaux conduits par Human & Co.
C’est cette expérience qui est relatée ici en introduction de la série d’articles sur « l’entreprise postmoderne et son avenir » que la News Letter de Human & Co entend publier. Raconter cette histoire ce n’est pas seulement céder au désir d’expliquer la genèse d’un projet. C’est poser sur la table, d’emblée le caractère profondément dual d’un récit qui emprunte son raisonnement tant à l’économie qu’aux sciences humaines, à la rationalité qu’à l’imaginaire, et à la théorie qu’à l’expérience.
Ce récit commence donc au début des début des années 2000, en 2002 exactement à La Poste. Le directeur de ressources humaines est nommé directeur général.Je suis moi-même en charge de la stratégie RH et je l’accompagne en tant que conseiller au sein du cabinet de la présidence et de la direction générale. Me voilà dans le cockpit.
Nous sommes au début des début des années 2000, en 2002 exactement à La Poste. Le directeur de ressources humaines est nommé directeur général.Je suis moi-même en charge de la stratégie RH et je l’accompagne en tant que conseiller au sein du cabinet de la présidence et de la direction générale. Me voilà dans le cockpit.
La situation de l’entreprise apparait alors sombre et dans l’impasse.L’Établissement public doit absorber les conséquences de la réforme des trente-cinq heures, qui portel’effectif à plus de 330000 personnes. Ce niveau est inédit et conforte la place de premier employeur de France après l’État. Mais aumême moment se profilent de lourdes menaces pour l’activité et pour l’emploi. La findu monopole du courrier, voulue par l’Europe, est décidée et se met en œuvre par étapes. Etdéjà se profilela concurrence d’Internetet, avec elle, le mouvement, progressif mais inéluctablededématérialisation des communications. A cela s’ajoute l’effondrement des services financiers, qui, privés de la possibilité d’accorder des prêts[1], voit son activité, autrefois prépondérante, réduite à 10% du marché de la banque de détail.Un ensemble de perspectives qui menacent directement autant le volume d’emploi que l’implantation en territoire.
L’heure est donc à la réforme, et à la réforme d’ampleur. Mais la direction de l’établissement public ne trouve alors aucun allié pour la conduire. Qu’il s’agisse du corps social, des syndicats, des élus locaux ou de l’État, et même des usagers, aucun des acteurs concernés ne voit un intérêt à soutenir des changements porteurs de risques sans bénéfice apparent. Les autres opérateurs postaux sont confrontés aux mêmes types de menace amis mais l’étendue du territoire – qui demeure le plus important au sein de l’Union – et sa diversité topographique autant que la culture de service public propre à notre pays confèrent à La Poste une place et un rôle particulier au sein de la société.
Personne ne veut y toucher et la situation est bloquée.
Survient alors une alternance politique qui s’étend à cette époque encore de façon quasi mécanique aux entreprises publiques. Le gouvernement nomme un nouveau président, Jean Paul Bailly qui quitte la RATP, où il a su faire la démonstration, notamment, de son savoir-faire en matière sociale. Il s’opère alors, sous son impulsion, un revirement aussi inattendu que spectaculaire. Trois mois après son arrivée–les fameuxcent jours - Jean Paul Bailly réussit, par une sorte de tour de passe-passe stratégique[2], à convaincre et à faire converger tous les acteurs dans une voie commune de changement.
S’engage alors une série de réformes, qui conduit à une transformation globale réussie. La Poste modernise de façon drastique son métier historique tout en diversifiant ses activités. Des centres de tri ultramodernes sont construits en différents endroits. Les bureaux de poste à l’ancienne font place à des espaces ouverts, sans guichets, dotés d’automates. Deux grands relais de croissance sont mis en place. Un réseau européen de distribution des colis, qui fait, sur le continent, jeu égal avec l’allemand DHL. La Banque Postale, banque de détail de pleinexercice, créée en 2006. La crise financière de 2008n’épargne pas l’entreprise, mais démontre la pertinence d’un modèle multi-métier, qui tire bénéfice d’effets de cycle différenciés selon les secteurs.
La Poste devient une « société anonyme à capitaux publics » en mars 2010, un changement qui est adopté sans grandes difficultés. Elle s’apprête, pour parachever cette vaste transformation, à ouvrir dans ce nouveau cadre, l’actionnariat aux salariés.
A vrai dire, tous les indicateurs sont au vert, qu’ils soient économiques avec une reprise, passée la crise financière, de la croissance des résultats, ou sociaux avec une baisse de la conflictualité et une évolution positive des indicateurs de satisfaction.
C’est donc de façon totalement imprévisible que se déclare en 2012 une crise sociale de grande ampleur. Deux évènements dramatiques dans l’ouest de la France révèlent en effet, en écho à la crise de France Telecom, une situation de tension jusqu‘alors souterraine mais néanmoins intense et généralisée.
Un indice précieux pourtant est là pour alerter. Le baromètre social interne révèle en effet qu’en l’espace de 10 ansla perception d’un rythme de changement trop rapide est passé de 24% à près de 60%. Mais noyé parmi les autres il constitue un signe faible resté inaperçu. Il concentre,pourtant, à lui-seul l’essentiel du diagnostic qui suivra.
Conscient de la gravité de la situation, la crise, fortement médiatisée déstabilisant toute l’organisation, le président organise une vaste consultation interne « le grand dialogue sur la vie et le bien-être au travail » et charge Jean Kaspar, ancien secrétaire général de la CFDTde mettre en place une commission composée de 12 personnalités qualifiées de haut niveau[3], 6 syndicalistes et 5 dirigeants, pour analyser la situation et formuler des propositions.
Je suis chargé de l’accompagner, avec deux autres cadres.
Au terme de 6 mois d’auditions, et de discussions au sein de la commission, le rapport, dont je coordonne la rédaction délivre son message principal. La transformation réalisée par La Poste est une indéniable réussite. Mais cette transformation a fini par se transformer elle-même et les conditions de son accompagnement ne sont plus opérantes. Que se passe-t-il ?
De nature industrielle, la transformation prend jusqu’alors la forme de grands projets, pensés au niveau national, exécutés au niveau local. Des projets lourds, novateurs, socialement sensibles, mis en œuvre à l’échelle territorialedans le cadre d’accord négociés, et selon une méthode d’accompagnement du changement séquentielle bien définie et équipée.Des projets qui, quel que soit leur difficulté, ont un début et une fin et qui,d’ailleurs sont arrivés, pour l’essentiel, en 2012 à leur terme. La Poste est modernisée, transformée de fond en comble.
Mais, pour ce qui est du changement, tout continue pourtant !
Car le volume du courrier ne cesse de diminuer, tout comme le trafic des bureaux de poste. Et, après les réformes structurelles, il faut désormais, sans jamais s’arrêter,adapter en permanence l’organisation, redécouper les tournées de distribution, réviser les postes de travail et les horaires au sein des bureaux de poste. Il faut aussi assimiler de nouveaux produits, de nouvelles méthodes de vente, de nouveaux outils informatiques.La transformation, en silence, change de nature. Industrielle et séquentielle, elle devient continue et systémique.Pour les postiers, ce changement-là porte le risque d’un épuisement et d’une perte de sens. De nature chronique, le changement semble moins visible etses effets sont souvent différés. Son accompagnement humain et social conçu pour de grands projets structurés ne fonctionne plus et laisse de côté ce qui s’apparente souvent à une sourde désespérance. La crise en résulte.
Je me rends compte, au moment où ce diagnostic prend forme, que le phénomènequ’il révèle, celui de la transformation permanente, n’est pas exclusif à l’entreprise. Qu’il témoigne d’une tendance lourde observable dans de nombreux autres secteurs. Qu’il constitue en réalité l’expression de « l’accélération » généralisée de la vie économique et sociale, qui marque l’entrée dans la postmodernité.
Et déjà se dessinent les caractéristiques de cette situation et de cette nouvelle époque. Le risque d’un épuisement des ressources naturelles et psychiques, en effet. Mais aussi l’indice d’une crise du progrès et du projet, que portel’idéal de la modernité. Lorsque l’on évoque une transformation sans fin, il faut l’entendre dans sa double signification. Sans terme, mais aussi sans sens. Que sert une transformation qui ne finit jamais ? Où nous conduit elle ? A défaut de destination, de point d’arrivée, la transformation doit-elleêtre considérée comme une valeur en soi, êtreautoportée ?Comment penser et gérer cette transformation ? Faut-il s’y résoudre ?
C’est ce constat et ces interrogations qui me décident à créer en 2019 Human & Co, cercle de réflexion et de conseilen stratégie de transformation interne des organisations, associant une vingtaine d’experts et praticiens de référence.
Cette initiative va se trouver encouragée et enrichie par le constat d’une autre tendance lourde. Car l’année où surgit la crise de La Poste et aussi celle de la mise en librairie, en France, d’un ouvrage qui fera date.En publiant avec Brian Carney « Liberté & Cie » Issac Getz ouvre la voie à un courant majeur, celui de « l’entreprise libérée »qui incarnera pendant une dizaine d’années l’espoir d’une rupture majeure avec le management traditionnel. L’espoir d’une entreprise débarrassée de tout ce –hiérarchie, procédures, fonctions de contrôle – qui entravent la liberté et la capacité d’innovation des acteurs.Cette approche, très séduisante, ne parvient toutefois pas à s’implanter. Elle repose sans doute sur un quiproquo conceptuel, consistant à vouloir opposer autonomie et contrôle.
Mais, quoi qu’il en soit, son écho est considérable. Nous avons le sentiment, chez Human & Co, que l’ampleur de cet écho ne tient pas seulement à la thèse promue par cet ouvrage. Nous pensons que cette thèse est portée par un courant encore plus vaste, plus puissant, celui, émancipateur, de la remise en cause du l’ordre tutélaire et du patriarcat. Nourri pas la philosophie des droits de l’homme, ce courant affirme la primauté des individus – et des minorités – sur la société et entend rompre avec le principe de soumission à l’autorité institutionnelle.
Ce courant s’étend à toute la société et n’épargne pas l’entreprise, confrontée elle-aussi au besoin de liberté et de réalisation de soi. Il trouve dans l’entreprise un double point d’appui. La tendance à la personnalisation de l’offre et de la relation, voulue par le marché, et rendue possible par la technologie, d’une part. L’appel à l’innovationqui milite pour des organisations décentralisées, plus agiles, davantage fondées sur l’autonomie des acteurs, d’autre part. Tout en rencontrant des vents contraires, tels que le besoin de puissance et de concentration, et donc de verticalité, et une pression pour une performance économique et financière sans cesse accrue. Le tout dessinant un paysage durablement complexe et sous multiples tensions.
Accélération des échanges, dans le domaine économique émancipation des individus, dans le domaine socio-culturel, voici qu’émergent à a fin du XXème siècle les deux tendances majeures qui, s’entrecroisant, réinterrogent le modèle de l’entreprise issu des premières révolutions industrielles.
Ce constat, issu de l’expérience nourrit une intuition essentielle, qui forme l’axe des travaux conduits par Human & Co[4]. Cette intuition devenue une hypothèse de recherche veut quel’entreprise soit toutà la fois – de façon à la distincte et entremêlée – un acteur économique (de production de biens et de services) et une construction sociale.Sa naissance a répondu à un besoin économique puissant celui de la production de masse à faible cout, rendue possible par les machines, mais a aussi reflété et incarné un ordre socio-culturel puissant et aux racines profondes, celui de l’ordre tutélaire et du patriarcat.
L’accélération des échanges, né des grandes ruptures de la fin du XXème siècle – digitalisation mondialisation, financiarisation – et le vaste courant émancipateurque nous observons aujourd’hui dans tous les domaines ébranlent le modèle historique de l’entreprise dans chacune de ces deux piliers, économique et culturel.Seul un double regard économique et anthropologique peut donc en éclairer l’histoire et l’avenir.
Ce parti pris ne vient pas tout seul. Il s’articule avec une approche délibérément chronologique, conduisant à faire d’un raisonnement un récit, abordant successivement l’époque préindustrielle,modernité, la postmodernité et la sortie de la postmodernité.
C’est sur cette base qu’a été conduite la réflexion sur l’entreprise postmoderne et son avenir. Cette réflexion a été initiée par un séminaire, en 2022, a été approfondie ensuite dans différents travaux, et est aujourd’hui prolongée dans une contribution au projet « l’entreprise demain » organisé et animé par la Société Française de Prospective, projet dont Human & Co est partenaire.
Dans le récit[5]qui en résulte la plupart des éléments sont connus. C’est la façon de les relier et de les agencer dans une approche pluridisciplinaire qui permet d’endégager une histoire originale et – nous l’espérons - éclairante.
[1] Prêts à la consommation et prêts immobiliers sans épargne préalable.
[2]Il sera question dans une autre publication de cette réforme de référence dont les enseignements sont nombreux et importants, et méritent d’être exposés. Mais ce n’est pas le propos de cette introduction.
[3]Yann Algan, Éric Aubry,Julie Coudry, Michel Debout,François Dupuy, RaphaëlEnthoven, Jean-Paul Guillot,Henri Lachmann,Bernard Siano,Maurice Thévenet, Claude-Emmanuel Triomphe, Philippe Vivien.
[4]Notamment au travers d’un séminaire réunissant en 2022 une vingtaine de participants et plusieurs intervenants de référence
[5] Ce récit doit faire l’objet d’une publication, dont cet article constitue le préambule.