La révolution digitale bouscule les marchés. Pour les entreprises le mot d’ordre est à l’agilité des organisations et au fonctionnement collaboratif. Mais qu’en est-il du modèle social ? Objet complexe et un peu mystérieux, il est rarement mobilisé comme levier de transformation. L’enjeu pourtant est de taille. Alors que les ordonnances du travail commencent à de déployer il est temps de le repenser. Au bénéfice de tous.
En 2009 nait en Californie la plateforme UBER, qui met en relation des clients avec des chauffeurs indépendants. Près de dix ans après, l’entreprise est présente dans 78 pays, et se valorise à 68 milliards de dollars, autant que Volkswagen.
En 2016, AMAZON crée son premier magasin alimentaire, AMAZON GO. Un magasin sans caisse, où chacun va et vient librement. Une innovation qui permet de ré-enchanter l’expérience clients. Et de diminuer les couts de façon drastique
AIRBNB propose 3 millions de logements dans le monde. Et emploie 3100 salariés. Quarante fois moins que la chaine Hilton qui pourtant n’offre, elle, « que » 700 00 chambres.
Les points communs entre ces trois grandes réussites de l’économie digitale ? L’innovation technologique, sans conteste, qui révolutionne la relation entre producteurs et consommateurs. Mais aussi un modèle social en rupture, qui bouleverse les règles du jeu.
L’impact social de l’économie collaborative est controversé. Et a suscité partout dans le monde de la part des acteurs politiques de nombreuses initiatives visant à l’atténuer, et mieux le réguler. Une chose est sûre, néanmoins. Dans l’économie du 21ème siècle les disruptions sont tout autant de nature sociale que technologique et économique. D’autant que les aspirations des travailleurs évoluent parfois dans un mouvement convergent. Un nombre croissant de travailleurs est ainsi séduit par le statut du free-lance, porteur de plus de liberté.
De quoi inciter toutes les entreprises à examiner de près leur cadre social, d’en évaluer la pertinence stratégique et opérationnelle, et d’en gérer l’adaptation. Et de permettre chemin faisant à leurs DRH d’occuper tout l’espace stratégique qu’ils recherchent. Et pourtant, si le modèle économique, est soigneusement documenté et piloté, le modèle social lui reste largement un « impensé ». Un objet à part, dépendant d’un cadre légal contraignant, façonné par une histoire sociale parfois tumultueuse, et renvoyé de ce fait au mystère du dialogue entre partenaires sociaux. Au risque que s’opère au fil des ans un décrochage entre modèle social et modèle économique. Et de passer à côté des attentes des nouvelles générations.
Pourquoi cette inhibition stratégique et comment en sortir
Une portée stratégique à l’équivalent du modèle économique
L’enjeu est considérable. Le modèle social est, comme le modèle économique, une combinaison de plusieurs variables clés – niveau et formes d’emploi, rémunération, qualifications et compétences, avantages sociaux etc. – dont la combinaison (le mix) détermine un équilibre entre sécurité et flexibilité ou entre liberté et protection. Ce mix varie entre entreprises selon ses besoins stratégiques. Lorsque La Poste décide, au début des années 2000, et à l’inverse de ses principaux concurrents, de privilégier un modèle d’emploi stable, elle ne le fait pas uniquement pour servir une stratégie de changement. Elle le fait aussi parce que ce modèle est indispensable au maintien d’une relation clients de qualité et d’un capital de confiance mis à profit pour diversifier les activités dans le domaine bancaire ou de la logistique légère. Lorsque ENGIE opère un grand tournant vers les énergies renouvelables, un marché dont la structure et le fonctionnement sont plus décentralisés et plus horizontaux que celui des énergies fossiles, son propre fonctionnement et son mode de management sont appelés à évoluer pour être mis au diapason.
Le modèle social et le modèle économique sont les deux faces d’une même réalité qui interagissent de façon dynamique. Tous les deux ont la même portée stratégique. Pour autant les entreprises restent plus à l’aise pour faire évoluer le premier que le second, et peinent à appréhender des deux dimensions comme formant un tout. Deux raisons l’expliquent.
Une dimension interdisciplinaire
Le modèle social d’une entreprise est en, premier lieu difficile à connaitre et à comprendre. De nature complexe, il est composé, en effet, d’un ensemble de règles négociées en cascade à différents niveaux. Il est composé aussi de pratiques plus ou moins formalisées. Aux côtés des règles objectives figurent ainsi des principes implicites, des façons de faire ou de décider que chacun connait et respecte sans pour autant qu’ils soient écrits. Le principe « first in, first out » qui veut que dans une réorganisation les derniers arrivés soient les premiers à devoir évoluer, rentre souvent dans cette catégorie. La règle en usage dans beaucoup d’administrations qui conduit (souvent à l’opposé du bon sens) à nommer les fonctionnaires débutants dans les quartiers les plus difficiles y appartient également. De manière plus subtile, les pratiques en matière d’évaluation ou de promotion, ou de gestion de l’absentéisme répondent aussi, souvent, à des « codes » ou des références implicites, qui forment une sorte de jurisprudence interne. Ces principes implicites sont en lien mais de façon souvent diffuse avec la culture et les valeurs de l’entreprise. Leur combinaison avec un corpus de règles explicites rend l’ensemble peu lisible pour les dirigeants.
Le modèle social relève par ailleurs d’un ensemble de disciplines et donc de filières professionnelles qu’il n’est pas toujours aisé d’articuler et de coordonner. Le modèle social pertinent pour une activité en front office a peu de rapport avec celui d’une activité de production intensive et mécanisée. Il concerne dont au premier chef les directions opérationnelles. Le modèle social est avec le modèle économique une des composantes structurelles de la stratégie et de la performance de l’organisation. Il est donc aussi l’affaire de la direction de la stratégie comme de la direction financière. Le modèle social est constitué de règles et d’usages, donc de droit et de culture. Il concerne donc, bien sûr la DRH avec l’appui tant des juristes que des spécialistes de la communication. Or, que ce soit dans le monde académique que dans le monde de l’entreprise, les silos ont la vie dure, et la coopération inter disciplinaire ou inter fonctionnelle reste difficile à mettre en œuvre.
Ces difficultés expliquent pourquoi, outre les craintes que son évolution peut susciter, le modèle social est rarement mobilisé comme un levier de transformation, si ce n’est sous la contrainte. Et alors que des évolutions d’approche et de méthodes se constatent dans le domaine de l’organisation, pour plus d’agilité, et du management pour plus de participation, la régulation sociale – qui forme avec les deux premières le triptyque de la performance du travail – connait un certain immobilisme, du moins dans sa dimension structurelle.
Les conditions d’une évolution réussie
Il est néanmoins possible d’en sortir en respectant quelques conditions. La première est de ne pas placer la réforme du modèle social aux seules mains du DRH. Chantier stratégique par excellence, mariant les disciplines et les fonctions, l’évolution du modèle social relève de la responsabilité du COMEX, même si la DRH est appelée à y jouer un rôle pivot. Le deuxième est d’aborder le modèle social dans toutes ses composantes, c’est-à-dire autant normatives et objectives, qu’informelles et culturelles. La troisième est de bien distinguer, comme pour tout chantier stratégique sensible, le moment de l’analyse et de la réflexion stratégique, et le moment de la consultation et la négociation.
Dans ce travail, trois grandes phases peuvent être distinguées. Celle du décryptage qui repose autant sur l’analyse détaillée du cadre existant et de sa performance économique et sociale que sur le repérage et la description des variables culturelles, en s’appuyant en particulier sur l’écoute approfondie des partis prenantes. Celle de l’identification des enjeux d’évolution – globalement et par domaine d’activités – puis des marges de manœuvre et des leviers de transformation. Celle enfin de la définition d’une stratégie d’évolution, de sa mise en œuvre et donc de la négociation.
Mais, avant d’engager l’entreprise dans un tel chemin, il reste à lever le quiproquo de l’intention, qui n’est pas le moindre des obstacles. Le modèle social est perçu comme le produit d’une histoire et d’une succession de rapports de force. Comment imaginer que son évolution n’ait d’autre intention que de faire bouger les lignes en faveur de l’une ou d’autre des parties ? Et comment donc éviter que l’on préfère la plupart du temps (et de part et d’autre) le statu quo au mouvement ? Quitte à influencer les échelons nationaux pour faire bouger le cadre légal, ou à attendre un environnement de crise favorable à une révision de l’équilibre.
Respecter l’équilibre
Pourtant, dans la polarité sécurité / flexibilité l’enjeu n’est tant de faire bouger le curseur en faveur de l’un des termes que de changer la nature de l’échange pour l’adapter à l’évolution des attentes des deux parties. La mobilité, par exemple, est un enjeu pour l’entreprise autant que pour les salariés, dont les attentes ont beaucoup évolué. Les jeunes générations en particulier ne souhaitent plus passer toute leur carrière au même endroit, et dans la même filière. Ils sont en revanche beaucoup plus attentifs au développement de leurs compétences, dans un cadre plus convivial. L’employabilité peut parfois avoir plus de force que l’emploi stable. Et plus de place dans le modèle social.
Ce qui est vrai pour la mobilité l’est aussi pour les pratiques de reconnaissance et de rémunération, ou de gestion du temps de travail, où les attentes de part et d’autre changent rapidement.
Nous connaissons une transformation continue, de nature systémique. Les évolutions de l’organisation et du management trouvent rapidement des limites si le cadre social n’évolue pas de façon synchronisée. A l’heure où les, ordonnances du travail, dont l’impact structurel est souvent sous-estimé, commencent à se déployer, le réexamen du contrat social permet d’identifier les points de convergence entre les intérêts des collaborateurs et de l’entreprise : on ne peut pas vouloir une organisation agile et ne pas donner les moyens aux salariés d’être agiles aussi !