Importée du marketing et de la publicité, la mesure de l’opinion publique est devenue une pratique courante pour ne pas dire centrale de la vie politique. Sondée, analysée, commentée sans relâche – et souvent manipulée - l’opinion fait et défait les politiques publiques. En permettant que s’exprime plus librement et plus fortement « le monde d’en bas ». Mais au risque aussi, parfois, de dénaturer le débat démocratique et ses institutions. A l’ère des réseaux sociaux, le monde de l’entreprise va-t-il connaître une évolution similaire ? Jusqu’à quel point l’opinion interne peut-elle devenir un acteur à part entière de la vie sociale ? Comment adapter en conséquence nos stratégies de transformation, nos modes de management et l’organisation du dialogue social ?
Les organisations industrielles qui ont façonné le modèle actuel de l’entreprise ont laissé peu de place à l’incertitude. Conçus pour produire massivement et au meilleur coût, elles répartissent rigoureusement les tâches... et l’information ! Le fonctionnement est fondamentalement vertical, hiérarchique et compartimenté et il vise avant tout au contrôle des risques. Le management et le dialogue social sont organisés dans le même esprit.
L’intermédiation est forte et symétrique – les managers opérationnels formant le dialogue avec les représentants du personnel aux différents niveaux - et favorise in fine une centralisation de la négociation.
Dans un tel cadre, l’opinion des salariés n’existe pas en tant que tel. Son ignorance volontaire constitue d’ailleurs un gage de confiance donné aux interlocuteurs syndicaux légitimes. Tout au plus, les entreprises commencent-elles, à partir des années 70, à « prendre le pouls » de l’opinion des salariés, d’abord au travers des indicateurs de climat social, puis par recours à des enquêtes internes. Mais ces approches restent passives, et relèvent des pratiques d’observation sociale.
Le tournant s’opère au XXIème siècle avec la révolution digitale et ce qui l’entoure. Car le digital n’est pas tout. Il n’est pas en tout cas que technologie. La maturité des salariés progresse et avec elle l’aspiration à une plus grande participation à la vie collective. Les réseaux arrivent ainsi à point nommé pour favoriser la circulation des idées et des opinions. La dématérialisation des processus de gestion, notamment dans le domaine RH contribue en parallèle à désintermédier le management.
Les limites du dialogue social dans sa forme la plus traditionnelle conduisent les dirigeants eux-mêmes à « désenclaver » la négociation en l’articulant avec la consultation directe des salariés.
C’est ainsi que se développent un ensemble de pratiques innovantes. Certaines s’inscrivent dans un fonctionnement vertical, mais délibérément désintermédié. Ainsi en est-il des consultations des salariés sur des questions sociales précises, dont la portée peut être contractuelle. Ainsi en est-il aussi des consultations destinées à associer les salariés aux grandes orientations de l’entreprise, comme La Poste l’a fait en 2013.
D’autres s’inscrivent dans un fonctionnement horizontal. Il s’agit bien sur des réseaux sociaux d’entreprise, qui favorisent des échanges ouverts, en s’affranchissant de l’organisation formelle. Il s’agit aussi des communautés de pratiques, qu’elles soient ou non supportées par des outils numériques. Il s’agit également des groupes d’expression liés notamment à l’amélioration des conditions de travail ou aux processus qualité.
A ces pratiques encadrées s’ajoutent celles des échanges d’opinion réalisés au sein des réseaux sociaux externes, parfois au sein de forum dédiés à une entreprise mais qui échappent à son contrôle. Ces espaces jouent un rôle particulièrement important, car ils permettent l’expression d’une opinion non seulement libre mais aussi totalement exposée.
C’est ainsi qu’émerge l’opinion interne dans l’entreprise. C’est-à-dire l’expression d’idées, ou de courants de pensées qui se distinguent tant de la parole de l’entreprise que de celle des organisations syndicales. Au même titre que l’opinion publique, l’opinion interne n’est ni constante ni unanime. Facteur d’influence, elle est elle-même traversée par toutes les influences. Elle n’est pas facile à maîtriser et devient un enjeu, les parties prenantes cherchant soit à l’orienter, soit à l’utiliser. Aussi informelle, multiple et changeante soit- elle, elle devient donc un acteur en tant que tel.
L’émergence de l’opinion interne peut être perçue comme étant de nature à fragiliser le dialogue social. La négociation sociale s’inscrit dans une histoire et une stratégie, et exprime un compromis. Son résultat peut se retrouver en porte-à-faux par rapport à une opinion qui n’en saisit pas la portée et la dynamique. Le travail pédagogique qui l’entoure, de la part tant de la direction que des syndicats, doit se confronter désormais à un flux d’échanges spontanés que les réseaux sociaux favorisent.
L’information économique jusqu’alors soigneusement contenue au sein des instances de dialogue social, se répand dans l’entreprise sur un mode diffus. Et dans ce contexte, la gestion de crises sociales peut s’en trouver singulièrement compliquée. De façon symétrique, le développement de flux d’information et d’opinions sans contrôle peut fragiliser les managers, qui perdent l’exclusivité et souvent même la primauté de l’information. Et qui de surcroit se trouvent démunis pour affronter une opinion diffuse qui leur échappe.
Ceci explique la résistance de nombreuses organisations syndicales (mais pas toutes) à toute forme de consultation directe (et notamment les referendums internes), comme leur méfiance vis-à-vis des opérations plus informelles de participation aux décisions collectives. Des pratiques coupables selon elles de favoriser la désintermédiation et de mettre en danger la démocratie sociale. De la même manière, bon nombre de directions d’entreprises continuent à privilégier le dialogue social formel et pyramidal, et recourent à une diffusion très contrôlée de l’information.
Et pourtant l’émergence de l’opinion est tout sauf un phénomène passager. Et elle peut sans conteste être vue comme un puissant facteur de progrès. Elle est l’une des traductions du développement de la dimension collaborative de l’entreprise. Elle constitue à la fois le levier et la preuve du développement de l’intelligence collective. Elle est certes, facteur de complexité mais également témoignage d’un saut de maturité particulièrement précieux pour gérer les transformations.
Ce sont autant de bonnes raisons pour ne pas laisser la fabrication de l’opinion interne se faire sans l’entreprise et donc adopter en la matière une attitude offensive, sans naïveté, mais sans hésitation.
Quelques grands principes peuvent être pris en compte :
- Renforcer d’abord les échelons intermédiaires, les premiers concernés. Le dialogue social est appelé à devenir plus ouvert pour ne pas dire pluriel. Ceci impose d’aider les organisations syndicales à faire leur propre révolution numérique. Apprenons aussi aux managers à gérer autrement l’information et à devenir des acteurs d’influence.
- Porter haut et fort la parole de l’entre prise en utilisant tous les canaux disponibles. En évitant néanmoins le discours monolithique.
- Ne pas opposer négociation sociale et consultation des salariés, mais les articuler de façon concertée.
- Oser le partage de l’information. Les consultations internes révèlent souvent une compréhension des enjeux bien supérieure à celle qui est supposée. Et puisque l’information de toute façon circule autant faire en sorte qu’elle soit complète et exacte.
- Aller au-delà de l’équipement technologique. La mise en place d’une plateforme numérique ne suffit pas à constituer des communautés et encore moins à susciter des débats. Il faut pour cela de vrais enjeux et de vraies suites.
- Continuer bien sûr à recueillir et évaluer l’opinion. Mais ne pas s’en contenter. Associer le qualitatif au quantitatif en prolongeant les enquêtes par des écoutes terrain. Et faire de ces enquêtes des outils concrets de pilotage managérial.
Tout ceci relève à la fois du lâcher prise et de l’action volontaire. Un paradoxe qui est bien au cœur de l’entreprise collaborative de demain, où les dimensions verticale et horizontale s’enchevêtrent dans un fonctionnement en réseau. La responsabilité des dirigeants n’est pas de résoudre tous les problèmes. Mais de rendre les organisations aussi vivantes que possible. Bienvenue à l’opinion des salariés !