Dominique Bailly a 30 ans d’expérience RH à son actif, dans l’industrie haute technologie (THALES), le conseil international (HEWITT), puis le secteur public (La Poste), où il a occupé pendant 20 ans plusieurs postes de direction. Conseiller du Directeur Général, il a été fortement impliqué dans la transformation du Groupe et de l’industrie postale en Europe. A 60 ans, il retire de ces expériences la conviction que le modèle de l’entreprise est appelé à se transformer, et que cette transformation devient elle-même collaborative. Eclairage d’un expert de la transformation, devenu aujourd’hui prospectiviste et consultant.
BRAINLINKS : Qu’est-ce qui explique selon vous que La Poste soit citée comme un exemple de transformation réussie ?
Dominique BAILLY : La Poste - une très vielle dame (plus de cinq siècles d’existence !) - relève de deux univers que l’on oppose souvent : la Cité, car elle joue depuis toujours un rôle de lien social, et le Marché, car toutes ses activités sont en concurrence. Très souvent, quand il s’agit du secteur public, nous voyons la transformation comme un chemin consistant à s’éloigner le plus possible du premier, pour se rapprocher du second. La réussite de la transformation de La Poste, selon la vision qu’a apportée Jean Paul Bailly au début des années 2000, tient au contraire à ce que ces deux dimensions restent fortement imbriquées. Cette double dimension a une valeur sociale, car les postiers sont très attachés aux missions d’intérêt général, et une valeur économique, car elle confère à La Poste un capital de confiance qui constitue un vrai actif stratégique. Jean Paul Bailly a pris deux décisions à contre-courant de l’orthodoxie économique : il a privilégié la stabilité du personnel, en renforçant la promesse d’emploi durable à plein temps, et il a maintenu le réseau de 17 000 bureaux de poste présents sur tout le territoire. Alors qu’au même moment, nombre de postes européennes supprimaient la totalité de leurs points de contact, ou modifiaient le statut des facteurs ! La Poste a ainsi renforcé la communauté qui relie les postiers, les consommateurs et l’entreprise, en préservant son ADN. Avec un double bénéfice. Le maintien d’un contrat social fort a permis de réformer l’organisation : les postiers acceptaient mieux les évolutions puisque la stabilité d’emploi était renforcée. . La présence territoriale a rendu possible le développement réussi de l’activité bancaire, et la diversification dans l’activité colis. Ce qui était perçu par certains comme des contraintes, est devenu un levier stratégique. C’est cette lecture intelligente des actifs immatériels qui explique pour moi la réussite de la transformation.
BRANLINKS : Et pourtant, La Poste connait en 2012 une grande crise sociale !
DOMINIQUE BAILLY : En 2012, deux évènements dramatiques provoquent en effet une crise sociale qui nous surprend beaucoup, car à l’époque, tous les indicateurs sont au vert. Mais l’intensité du changement est perçue comme étant de plus en plus forte. J’ai alors pour mission d’accompagner Jean Kaspar, ancien secrétaire général de la CFDT, chargé d’établir un diagnostic de la situation et faire des recommandations. Nous réalisons alors que la transformation a changé de nature : industrielle, elle devient permanente. L’organisation doit s’adapter sans cesse à l’évolution du trafic, et les méthodes ou équipements de travail se modernisent de façon continue. Il ne s’agit plus de passer d’un état A à un état B, mais de suivre un chemin selon une orientation générale qui peut évoluer. Il n’y pas de moment où l’on peut se dire : « Ca y est, c’est fait », mais des étapes successives, plus ou moins marquées. Un exemple illustre bien ce changement de nature. La modernisation des centres de tri entre 2004 et 2006 a été gérée par une équipe nationale, dans le cadre d’un plan général qu’il fallait décliner localement. La transformation des bureaux de poste a suivi un chemin exactement inverse. Nous butions depuis longtemps sur le problème des files d’attente. La solution a finalement été trouvée de manière empirique, à l’initiative des chefs d’établissement à Lyon et à Marseille, qui ont interrogé des clients et des salariés. Ils ont alors conçu un nouveau modèle sans guichet, où l’on orientait les clients vers des automates. D’abord expérimentale, cette solution innovante a ensuite été testée sur les plus gros bureaux puis généralisée. Cela prouve que la transformation contemporaine se fait plutôt par le bas, il n’y a pas forcément de solution inventée en haut et déployée de façon mécanique. Nous n’avions donc pas de méthode pour accompagner cette transformation, radicalement différente.
BRAINLINKS : Comment avez-vous adapté la méthode de conduite du changement ?
Dominique Bailly : L’enjeu a été de passer d’une méthode de transformation industrielle, descendante et séquentielle, à une méthode de transformation permanente, beaucoup plus décentralisée et systémique. Nous avions une méthode de conduite du changement en cinq étapes, appliquée partout : un patron local du courrier devait suivre cette méthode pour tous les projets. Or, quand la transformation est continue, ceci ne suffit pas. C’est la connaissance des personnes qui permet de trouver des solutions au jour le jour à des problèmes qui surviennent sans arrêt. Le manager n’a pas seulement pour rôle d’appliquer une méthode séquentielle, il doit être capable de mobiliser un réseau d’acteurs (RH, assistants sociaux, médecins...) et de les faire travailler ensemble, de manière à trouver des solutions collectives. L’objectif est de bâtir et faire vivre un écosystème managérial. Ce qui montre que face à la complexité et la permanence de la transformation, l’intelligence collective s’impose partout, y compris dans la conduite du changement.
B : Pourquoi la transformation doit-elle être collaborative ?
DB : Aujourd’hui, l’accent est beaucoup mis sur la révolution numérique et donc la dimension digitale de la transformation. Mais au-delà de la transformation technologique, l’enjeu est de réussir une transformation managériale, sociale et culturelle. Or l’entreprise, dont le modèle a été conçu lors et pour les deux premières révolutions industrielles, ne dispose pas vraiment de méthode pour réussir cette transformation. Ainsi, faire un grand « plan digital » pour s’adapter à l’ère numérique, c’est appliquer une méthode de transformation industrielle héritée du XXème siècle à une situation du XXIème siècle et ça ne marche pas ! L’entreprise doit donc non seulement se transformer, mais aussi transformer la façon de se transformer. Comme nous l’avons fait pour les bureaux de poste, il faut développer un peu partout des terrains d’expérimentation qui vont permettre de trouver des solutions empiriques, mais également de développer des comportements nouveaux, plus proactifs et davantage responsabilisants. Une façon de développer ces comportements, c’est d’impliquer les gens dans la transformation. Il faut faire en sorte que la transformation se fasse de manière collaborative, décentralisée, en impliquant un maximum d’acteurs. Pour autant, la décentralisation ne veut pas dire qu’il n’y ait plus de verticalité. Le « haut » doit cultiver la communauté, donner le sens commun, fixer la stratégie et soutenir cette démarche, en donnant des moyens notamment. Le risque, dans la transformation collaborative, est de multiplier les expériences isolées, sans opérer un changement d’envergure. De faire du « digital washing » comme on a pu voir du « green washing ». La période est en effet, propice aux ambiguïtés : on veut pousser l’organisation agile et le management participatif, mais dans un climat de compétition intense, on multiplie les éléments de contrôle. Il y a donc un risque de se cantonner à des initiatives d’affichage
B : Pourquoi faut-il également revoir le modèle social ?
DB : La performance du travail repose sur trois leviers interdépendants : l’organisation, le management et la régulation sociale. Or, si les entreprises ont fait des progrès sur les deux premiers volets, elles sont plus hésitantes sur le troisième. Il s’agit pourtant d’un élément capital. Dans chaque organisation, le contrat social gère l’équilibre entre le besoin de sécurité des salariés et les besoins de flexibilité de l’organisation. Ce contrat repose sur plusieurs variables comme l’emploi, la rémunération, la formation, agencées selon un « mix social » propre à chaque entreprise. Ce contrat est rarement révisé. Or, il a souvent été établi à une époque où les besoins n’étaient pas les mêmes. D’ailleurs, les modèles économiques alternatifs (désintermédiation ou lowcost) reposent sur un modèle social disruptif. C’est le cas d’Uber, par exemple. Si l’on veut faire bouger les modèles d’organisation et les modèles de management, il faut aussi bouger les règles RH : réexaminer l’équilibre social et voir s’il répond bien à la stratégie et aux besoins opérationnels de ses différents départements.
B : Mais le rééquilibrage ne risque-il pas de se faire surtout en faveur de l’entreprise ?
DB : Il ne s’agit pas de remettre en cause l’équilibre mais de le rendre plus pertinent, plus efficace. La transformation sociale, c’est aussi, à mon sens, développer les compétences et donner les capacités aux salariés de bouger avec l’entreprise, et ne pas les désynchroniser avec le mouvement de transformation. Les attentes des salariés ont beaucoup évolué. Les jeunes générations en particulier ne souhaitent plus passer toute leur carrière au même endroit, et dans la même filière. Ils sont en revanche beaucoup plus attentifs au développement de leurs compétences, et recherchent plus de convivialité et plus de souplesse dans le fonctionnement de l’organisation. Le réexamen du contrat social permet d’identifier les points de convergence entre les intérêts des collaborateurs et l’entreprise dans l’évolution du cadre social : on ne peut pas vouloir une organisation agile et ne pas donner les moyens aux salariés d’être agiles aussi ! Cela passe par une révision du mix social en préservant l’équilibre entre sécurité et flexibilité, afin qu’il soit plus pertinent par rapport au monde actuel.
B : En conclusion, quelle est pour vous la règle d’or de la transformation ?
DB : Il y en a trois en fait ! La première est de donner du sens à la transformation, en l’inscrivant dans l’histoire en mouvement de l’entreprise. La deuxième est de jouer simultanément sur toutes les dimensions : le management, l’organisation du travail et la régulation sociale. La troisième est d’accepter la nécessité d’un chemin empirique et apprenant, à la fois décentralisé et piloté. Et au centre de tout cela, un maître-mot : la confiance !