Après les cercles qualité, les groupes d’expression, ou les dispositifs d’innovation, l’entreprise libérée est elle une étape parmi d’autres dans le long chemin du management participatif ? Ou une pratique en rupture ? L’observation de trois entreprises de référence par une équipe de chercheurs permet de mieux caractériser ce qui se revendique plus comme un mouvement d’idées que comme un modèle défini. Et de démontrer qu’entre continuité et renouvellement l’entreprise libérée propose de vraies innovations. Sans l’exonérer de critiques fondées. Echange avec Patrick Gilbert, professeur à l’IAE de Paris.
Le management participatif ne constitue pas un modèle nouveau. En quoi l’entreprise libérée constitue-t-elle une innovation ?
Il y a en effet une filiation à tout le moins chronologique entre ce qui est convenu d’appeler « l’entreprise libérée » et le modèle participatif, qui ne date pas d’hier. Isaac Getz, qui en est le promoteur français, définit l’entreprise libérée comme « une forme organisationnelle au sein de laquelle les employés jouissent d’une liberté totale et ont la responsabilité d’entreprendre des actions qu’ils considèrent comme être les meilleures ». Cette orientation avait déjà été proposée et explicitée par Tom Peters, le célèbre auteur du « prix de l’Excellence », dans un ouvrage intitulé « Libération Management » paru en 1994. Le management participatif lui-même trouve ses origines en Scandinavie dans les années 1960. Il s’est développé en France dès les années 1970, et a été le creuset de nombreuses pratiques innovantes comme les cercles qualité, les groupes d’expression (Lois Auroux), le management par les valeurs, puis l’innovation participative.
N’y a-t-il donc rien de nouveau dans le modèle de l’entreprise libérée ?
En réalité, le modèle de l’entreprise libérée se situe à la fois en continuité et en rupture avec le management participatif. Il le prolonge, en corrige certains écueils et y ajoute des éléments innovants, qui sont pour beaucoup liés à l’évolution du contexte économique et social. C’est ce double mouvement, entre permanence et renouvellement, que nous avons voulu caractériser en étudiant dans le cadre d’une recherche trois entreprises emblématiques du modèle, Favi (430 salariés), Poult (Usine de Montauban, 300 salariés) et Chronoflex (250 salariés).
Qu’est-ce que l’entreprise libérée reprend-elle du modèle participatif ?
Il y a de nombreux points communs. La réduction du nombre de niveaux hiérarchiques d’abord ainsi que l’abandon de la relation d’autorité. L’organisation de l’activité et de la production en petites équipes, avec une prise de décision à la base. Le remplacement du contrôle de type bureaucratique, c’est à dire procédurier, par un contrôle de type social, surtout par autocontrôle, sous le regard des pairs ou des clients et selon des principes ou des normes souvent implicites. Le changement du rôle des fonctionnels, réduit à l’accompagnement des structures opérationnelles. L’injonction de l’implication individuelle enfin.
Mais l’entreprise libérée applique ces principes de façon plus poussée…
Oui, en effet, puisque dans certains cas, les « corps intermédiaires », managers ou structures fonctionnelles sont tout simplement supprimés, et que, par ailleurs, le processus participatif s’applique à la quasi-totalité des décisions. Le modèle de l’entreprise libérée se caractérise ainsi par des modalités nouvelles, en rupture avec l’héritage du management participatif. La participation est véritablement le mode de fonctionnement ordinaire. Elle n’est pas réservée à certaines situations ou certains sujets et peut s’étendre jusqu’aux sujets les plus sensibles comme la rémunération. L’innovation se démocratise et l’intrepreneuriat est encouragé. Le rôle du dirigeant est totalement repensé pour ne jamais entraver la responsabilité des opérateurs.
Est-ce suffisant pour lever les critiques traditionnelles sur le modèle participatif ?
Oui, pour certaines en tous cas. Dans la mesure où la participation s’applique à toutes les décisions et à tous sujets, et que l’innovation est réellement ouverte à tous, le reproche qui était fait jusqu’alors de la contenir délibérément à certains sujets et d’organiser une dichotomie entre exécution et conception disparaît pour ce qui est des décisions opérationnelles. La contradiction souvent soulevée entre une approche collective de la décision et une individualisation des pratiques RH, allant en sens inverse disparaît également, puisque ces pratiques RH rentrent elles-mêmes dans le champ de la participation. Bien qu’il n’ait pas été encore suffisamment démontré l’impact positif sur la performance semble enfin réel.
Pourtant, le modèle de l’entreprise libérée n’est pas exempt de difficultés ni de critiques…
Les progrès observés peuvent entraîner en effet de nouvelles difficultés. La première est liée aux carences de la régulation. Le principe de management participatif étendu peut servir, pour les managers, d’alibi à l’évitement du conflit. Et l’autorégulation a au quotidien ses limites quand il s’agit par exemple de gérer les écarts de performance individuelle. L’appel à l’engagement individuel est suivi de façon inégale d’autant que les systèmes de reconnaissance n’ont pas toujours été repensés. Au total, le modèle comporte des « vides », ce que l’on appelle des « impensés ». Le concept lui-même de liberté renvoie à des interprétations très différentes. Doit-il permettre à chacun d’agir selon ses envies et de refuser ce qui déplaît ? Sûrement pas !
Ne peut-on craindre également un risque de conformisme social ?
Oui, car la pression collective, au service du client qui est au centre du système, est considérable. Il est bien sûr impossible de s’exonérer d’une implication constante dans le processus participatif. Ni du respect d’un code de comportement d’autant plus contraignant qu’il est plus souvent implicite. Ceci explique d’ailleurs l’existence de processus de recrutement longs, assimilables à de la cooptation
Ce modèle annonce-il la fin de la fonction RH ?
Il ne faut pas s’y tromper. La fonction RH même lorsqu’elle n’est plus identifiable dans l’organisation ne disparaît pas. Elle est en fait exercée par le dirigeant lui-même, dont le rôle est de définir les règles et d’exercer in fine la régulation. Cette ambivalence touche également les syndicats dont la présence est inégalement souhaitée, et dont le point de vue sur le management libéré est également contrasté. Dans certaines entreprises ils dénoncent l’absence de règles et dans d’autres se félicitent de l’amélioration de la qualité du management. N’oublions pas non plus que ce modèle prospère avant tout dans des entreprises dont la taille et l’implantation peuvent plus facilement supporter l’absence d’échelons intermédiaires et de fonctions supports, et une régulation par le dirigeant lui-même.
Dans tous les cas, le rôle du dirigeant y apparaît essentiel…
Le modèle de l’entreprise libérée est très incarné et fortement dépendant de la figure du leader. Il s’agit de patrons visionnaires, qui, même s’ils s’éloignent de la gestion opérationnelle portent le système, ses principes, sa régulation et sont paradoxalement très présents. Ceci pose naturellement la question de la pérennisation du modèle après leur départ.
Les trois entreprises que vous avez étudiées sont, vous l’avez souligné, plutôt de taille modeste, et pour deux d’entre elles mono site. Ce modèle est-il transposable à des organisations plus vastes et plus dispersées ?
Les contraintes pour les grandes organisations sont de deux natures. Il y a en effet la dimension qui nécessite forcément une structuration, des instruments et des fonctions de pilotage, qui même allégés, vont perdurer. Il y a également, mais par pour toutes, un obstacle de type culturel. Au sein des grandes entreprises, la satisfaction est souvent de nature extrinsèque. Elle repose sur des dispositifs de reconnaissance qui objectivent la performance et sa rémunération. Au sein des entreprises répondant au modèle libéré, la satisfaction est fondamentalement intrinsèque, et repose sur le sentiment de responsabilité, la reconnaissance par les pairs et le droit à l’échec. D’une certaine manière, le modèle de l’entreprise libérée réinvente celui de l’entreprise communautaire. Reste que même si les très grandes organisations ne peuvent pas appliquer tel quel un modèle pensé et développé pour de petites entreprises, rien ne leur interdit de développer des pratiques collaboratives et une culture de confiance, qui est certainement la pierre angulaire du modèle. L’existence d’un actionnariat familial ou d’une recherche de rentabilité dans la durée constitue sans conteste un atout, car il autorise une stabilité des dirigeants et une continuité dans la démarche, qui constituent une des grandes conditions du succès.